Mythe ou Réalité : Les Italiens et la Sauce Bolognaise Carnée sur les Spaghetti ?
Ah, la question existentielle ! Oui, les Italiens mettent de la viande dans leur sauce à spaghetti. Mais attention, accrochez-vous à vos fourchettes, car ce n’est pas aussi simple que de jeter un steak haché dans une boîte de tomates concassées. C’est bien plus nuancé, délicieux et, osons le dire, un peu plus sophistiqué que ce que l’on imagine souvent.
Laissez-moi vous conter une histoire. Imaginez un instant : vous êtes en Italie, dans une trattoria pittoresque, le soleil caresse les murs en pierre, et une douce odeur de basilic flotte dans l’air. Vous commandez des spaghetti à la bolognaise, confiant de recevoir ce plat réconfortant que vous connaissez si bien. Mais voilà, l’Italie réserve toujours des surprises, même culinaires !
Car voyez-vous, ce que l’on appelle communément « spaghetti bolognaise » est en réalité un enfant de l’immigration italo-américaine. Un peu comme ces cousins éloignés qui reviennent au pays avec des idées… disons… originales. En Italie, la « vraie » bolognaise, celle qui fait vibrer les papilles, est servie avec des tagliatelles, et elle a une histoire bien plus riche et complexe que la version simplifiée que l’on trouve parfois chez nous.
Le Mythe des Spaghetti aux Boulettes
Parlons-en, des boulettes ! Ce monument de la cuisine italo-américaine, les spaghetti aux boulettes. On nous a toujours dit, avec un air entendu, que c’était une hérésie, une invention d’outre-Atlantique. Que les « vrais » Italiens, ceux qui vivent en Italie, bien sûr, n’y toucheraient pas avec une fourchette à pizza. Et bien, en partie, c’est vrai. Servir des boulettes de viande baignant dans une sauce tomate sur un lit de spaghetti, ce n’est pas la tradition italienne, du moins, pas exactement.
Mais, comme souvent avec la cuisine, la vérité est plus savoureuse et plus complexe qu’il n’y paraît. J’ai moi-même découvert, lors d’un voyage dans les Abruzzes, une région magnifique et méconnue d’Italie, une vérité cachée et délicieuse sur ce plat italo-américain que nous aimons tant : les spaghetti aux boulettes. Accrochez-vous, ça devient intéressant.
Retournons un peu en arrière, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Des millions d’Italiens, fuyant la misère et cherchant une vie meilleure, ont traversé l’océan pour immigrer aux États-Unis. Beaucoup venaient du sud de l’Italie, de régions comme Naples et la Sicile. Leurs traditions culinaires ont façonné ce que nous considérons aujourd’hui comme la « vraie » cuisine italienne, même si, en traversant l’Atlantique, elle a subi quelques transformations.
En Italie, les pâtes, quelle que soit la sauce qui les accompagne, sont considérées comme un « primo », un plat d’entrée. La viande, si elle est présente dans la sauce, sert principalement à parfumer, à enrichir, mais elle n’est pas l’élément central. Un peu de guanciale pour donner du goût, par exemple. La viande, elle, est servie séparément, comme un « secondo », un plat principal. Les fameuses boulettes de viande à la sauce marinara, par exemple, seraient plutôt servies comme plat principal, après les pâtes.
Mais aux États-Unis, les choses ont changé. La vie était différente, la mentalité aussi. La viande et l’argent étaient plus abondants qu’au pays. Et c’est à la communauté italienne de New York que l’on attribue généralement l’idée géniale d’associer de grosses boulettes de viande, à la napolitaine, au plat de pâtes. Une union audacieuse, un mariage de saveurs qui a donné naissance à un classique italo-américain.
L’Outil Magique : La Chitarra
Et parlant de traditions, laissez-moi vous présenter un outil fascinant : la « chitarra ». Non, pas l’instrument de musique à six cordes, mais un ustensile de cuisine. En italien, « chitarra » signifie bien « guitare », ce qui peut prêter à confusion, je vous l’accorde. Imaginez une sorte de boîte rectangulaire en bois, sans fond ni couvercle. Des fils de fer tendus, comme des cordes de guitare, traversent cette boîte de part en part. Un instrument étrange, n’est-ce pas ?
J’ai rencontré un artisan extraordinaire, Giovanni Iezzi, dans les Abruzzes, qui fabrique des « chitarre » avec passion. Il m’a expliqué qu’il avait commencé à en fabriquer un peu par défi, pour le plaisir. Personne d’autre ne semblait le faire, alors que beaucoup de gens dans la région utilisaient cet outil pour préparer les pâtes typiques des Abruzzes, des spaghetti épais à section carrée. Une spécialité locale qui mérite d’être découverte.
La « chitarra » est donc une boîte rectangulaire en bois, maintenue par des rails horizontaux. Des fils de fer parallèles sont tendus sur le dessus et le dessous, avec un espacement différent de chaque côté. Astucieux, non ? Cela permet de choisir l’épaisseur des pâtes : plus ou moins fines, comme des spaghetti ou des fettuccine. Un outil simple, mais ingénieux.
Giovanni Iezzi, dans son atelier rempli de sciure, fait vibrer les cordes de fil de fer de ses « chitarre ». « Che melodia, » dit-il, avec un sourire. « Che melodia! » Quelle mélodie ! Pourtant, Giovanni n’est pas musicien, et l’instrument qu’il tient n’est pas une guitare au sens traditionnel du terme. Mais il y a de la poésie dans son travail, une mélodie artisanale.
Comme beaucoup d’habitants des Abruzzes, Giovanni a grandi en mangeant un plat appelé « pasta alla chitarra con pallottine », des pâtes faites à la « chitarra » et servies avec de petites boulettes de viande. Il n’aurait jamais imaginé que cela deviendrait son métier. Son père était ébéniste, il fabriquait des mortiers et des pilons en bois décorés. Giovanni a suivi ses traces, mais s’est spécialisé dans les chaises, qu’il vendait sur les marchés de la région. Jusqu’à ce que les achats en ligne et les grandes chaînes de magasins ne mettent à mal son activité. C’était il y a environ 20 ans.
Aujourd’hui, Giovanni fabrique 1 500 « chitarre » par mois, et il n’arrive pas à satisfaire la demande. « J’aimerais faire autre chose, mais je n’ai pas le temps, » confie-t-il. « Personne d’autre ne veut faire ça. » Des machines anciennes l’aident à façonner chaque pièce de la « chitarra », un processus en 15 étapes. La partie la plus délicate est la pose des fils de fer, entièrement faite à la main. Un travail minutieux, un art en voie de disparition. Ses enfants ne reprendront pas l’entreprise. « Dans cinq ou six ans, quand je devrai arrêter, toutes ces machines seront jetées, » regrette-t-il.
Mais revenons à la préparation des pâtes. Maria di Marino, une dame adorable de 88 ans, m’a montré comment utiliser la « chitarra ». Elle étale une feuille de pâte sur les fils de fer serrés, puis passe un rouleau en bois. En quelques secondes, des lignes apparaissent sur la pâte, puis des perforations, et enfin, les perforations se transforment en découpes. Quand Maria « gratte » la « chitarra » avec ses doigts, des nouilles épaisses tombent sur la table. Des pâtes parfaitement formées, des brins carrés et épais. Elle répète l’opération jusqu’à obtenir une montagne de pâtes, assez pour nourrir toute une famille.
L’origine de la « chitarra » est un peu floue, mais on la situe généralement au milieu du 19ème siècle. À cette époque, les Allemands ont introduit le fil d’acier fin en Italie, et des esprits ingénieux ont eu l’idée de l’utiliser pour couper les pâtes. Jusqu’alors, elles étaient surtout coupées à la main, au couteau ou au rouleau à pâtisserie gravé de rainures. Et le nom, malgré sa connotation musicale, viendrait en fait du français « carrer », qui signifie rendre carré. Quelle que soit son origine, la « chitarra » a connu un succès fulgurant, devenant tellement importante dans les Abruzzes qu’elle faisait partie de la dot d’une femme lors de son mariage. Un symbole culinaire et culturel fort.
La Pasta Alla Chitarra : Une Texture Unique
Maria di Marino, dans sa cuisine chaleureuse, commence toujours par tracer un signe de croix dans la farine avant de faire ses pâtes. « Pour être sûre qu’elles soient bonnes, » explique-t-elle avec un sourire. Elle utilise la « chitarra » de sa mère, un héritage familial précieux. En un clin d’œil, six œufs et 600 grammes de farine se transforment en une pâte dorée. Après un court repos, pour elle et pour la pâte, elle la divise en deux et commence à l’étaler.
Quand la pâte est étalée en une grande pizza, Maria la découpe en feuilles de la largeur de sa « chitarra ». Plus au nord, à Bologne, on dit qu’il faut étaler les pâtes si finement qu’on pourrait voir la basilique San Luca à travers. Ici, à Pretoro, à quelques pas de l’atelier de Giovanni Iezzi, si vous voulez voir l’église locale, il vaut mieux regarder par la fenêtre de Maria. Les pâtes des Abruzzes sont beaucoup plus épaisses, généreuses.
Au premier abord, la « chitarra » peut sembler un outil compliqué, une méthode fastidieuse pour faire des pâtes. Un couteau ferait sûrement le travail plus rapidement, même si le résultat serait moins régulier. Mais une fois les pâtes cuites et assaisonnées, la raison d’être de la « chitarra » devient évidente. Elle produit des pâtes à la texture particulièrement rugueuse, encore plus que les pâtes extrudées avec des matrices en bronze. Ces bords rugueux accrochent la sauce à merveille, la retiennent prisonnière. Ils libèrent aussi plus d’amidon, le secret des sauces parfaitement épaissies. Un vrai délice !
Quand Maria mélange les pâtes et la sauce, la magie opère. Le résultat est copieux, réconfortant, presque trop beau pour être vrai. Les pâtes, à la fois tendres et robustes, entraînent la sauce avec elles. Pas de sauce qui stagne au fond de l’assiette. Ceux qui aiment saucer avec du pain seront déçus. Moi, ça me va très bien. Le goût est intense, authentique, un voyage culinaire à lui seul.
Les Pallottine : Des Boulettes Miniatures Pleines de Saveur
Pour les boulettes, Maria di Marino utilise une recette simple et savoureuse. Des ingrédients familiers : bœuf haché, œufs, chapelure, parmesan râpé, noix de muscade, sel, poivre et persil. La base de la boulette italienne, en somme. Mais c’est la taille qui change tout. Au lieu de grosses boulettes napolitaines, destinées à être mangées seules avec une fourchette et un couteau, Maria forme de minuscules boules de viande, de la taille d’une bille. On les appelle « pallottine », ou « polpettine », des noms adorables pour ces petites bouchées de bonheur. Elles sont conçues pour être dégustées avec les pâtes, pour se marier à chaque bouchée.
La préparation est simple et rapide. La sauce aussi. Un « soffritto » de céleri, carotte et oignon cuit à l’huile d’olive, puis des tomates concassées, et c’est à peu près tout. Pas de chichis, pas de complications inutiles. La simplicité à l’italienne, qui met en valeur le goût des ingrédients.
Certains font les boulettes encore plus petites, m’a expliqué Maria. Mais elle les préfère d’environ 1 cm de diamètre. Sinon, autant faire un simple « ragù », une sauce à la viande classique, et ce n’est pas la tradition des Abruzzes. Et contrairement à la méthode américaine qui consiste souvent à faire dorer les boulettes à la poêle, ici, on fait au plus simple. Les « pallottine » sont plongées directement dans la sauce marinara et mijotent quelques minutes. Grâce à leur petite taille, quelques minutes suffisent. Le temps de cuisson est court, juste assez pour parfumer la sauce avec la viande, mais assez bref pour que les boulettes restent tendres et légères, et non pas dures et sèches comme des balles de golf, comme on les connaît parfois.
Pour sublimer l’ensemble, la tradition dans les Abruzzes est de mélanger les pâtes et les boulettes dans une poêle, à feu moyen. Cette étape supplémentaire permet à la sauce de réduire encore un peu et aux pâtes de libérer plus d’amidon. Le résultat ? Des nouilles épaisses, enrobées d’une sauce onctueuse, parsemées de petites boulettes de viande tendres et savoureuses. Un plat réconfortant, généreux, plein de saveurs authentiques.
Quand j’ai goûté le plat complet, saupoudré d’un peu de parmesan râpé, je dois avouer que j’ai été conquis. C’était comme retrouver mes spaghetti aux boulettes d’enfance, mais en version améliorée, plus raffinée, plus délicieuse. Un plat familier et pourtant totalement nouveau. Et ce qui me réjouit le plus, c’est de savoir que les « vrais » Italiens mangent bel et bien des spaghetti aux boulettes. Mais à leur façon, avec leur histoire, leurs traditions, et surtout, avec un goût incomparable. Alors, la prochaine fois que vous préparerez des spaghetti à la bolognaise, pensez aux « pallottine » des Abruzzes, à la « chitarra » de Giovanni, et laissez-vous transporter en Italie, le temps d’un repas. Buon appetito !